— Tu vois, Paul, si tu passes tout ton temps à jouer avec tes dinosaures et si tu ne travailles pas à l’école, tu finiras comme ce vagabond dans la rue, dit la mère du petit garçon en se levant. Finis ton sandwich et monte. On va boucler les valises.
Paul hausse les paupières. Alors que ses parents se faufilent entre les chaises inoccupées, le garçon les suit dans les miroirs qui tapissent les murs. Lorsqu’ils disparaissent dans le couloir menant à l’escalier, il jette un œil à travers la devanture du restaurant. Sur le trottoir d’en face se tient le vagabond, appuyé contre une vitrine, un mégot sur les lèvres, immobile et souriant. Bousculé par des gens pressés, il tient une bouteille à la main. Le garçon tente de déchiffrer l’inscription qui se trouve dessus.
RHUM.
Le vagabond lève la main et adresse un signe au garçon, qui dépose les verres sur le comptoir :
— C’est l’heure du repas d’oncle James ! s’exclame-t-il. Qu’est-ce qu’on a ?
Le patron passe la tête par la cuisine :
— On n’a rien ! On va pas le nourrir tous les jours. Qu’il retourne chez lui.
Le garçon lui adresse un regard silencieux et replonge la tête dans l’évier.
Paul tourne à nouveau la tête vers le vagabond. Sa peau halée est parsemée de cicatrice. Son long pardessus vert traîne sur le trottoir. Son sourire a disparu. Il scrute l’intérieur de l’hôtel et avale une lampée de rhum. Puis il s’éloigne en claudiquant.
Le petit garçon se lève et pousse la porte. La rumeur des voitures saute à ses oreilles. Il traverse la route et court derrière le vagabond, qu’il retient par la veste :
— C’est toi oncle James?
L’inconnu se retourne et hausse les sourcils. Il observe le garçon devant lui, un T-Rex dans la main gauche et un sandwich dans la main droite. Paul tend son repas à l’inconnu.
— Merci p’tit. Comment tu t’appelles ?
L’accent d’oncle James est étrange, presque chantant. Son souffle est puissant et chaud — comme son père lorsqu’il prend un digestif après le diner.
— Je m’appelle Paul.
— C’est bien Paul, tu es un brave gars ! dit James en lui tapotant l’épaule.
En apercevant le doigt coupé, Paul fronce les sourcils :
— Wahou, c’est un dinosaure qui te l’a mangé ?
— Un dinosaure ? s’esclaffe James. Oui mon gars, c’est ça. Un térodactyle. Un très gros oiseau ! Tiens, voila pour te remercier.
James passe sa main sous son pardessus. Il en ressort une carte postale jaunie et cornée. Il la donne à Paul, qui l’observe. Elle représente un paysage ocre surmonté d’un bleu profond.
— C’est quoi ?
— Ça s’appelle le grand canyon. C’est la terre des dinosaures, p’tit. C’est là-bas qu’ils vivent.
Paul ouvre de grands yeux :
— Je peux les voir ? C’est où ?
— De l’autre côté de l’océan.
Le garçon se gratte le menton. Il retourne la carte et lit :
— Les – clés – sont – a – vec – Jay. C’est qui Jay ?
James laisse échapper un rire :
— Jay, c’est la liberté, mon gars. Elle est jolie, hein ?
Paul veut répondre, mais quelque chose l’attrape par le bras. Le garçon du restaurant.
— Qu’est-ce que tu fais dehors ? Allez, on rentre. T’aurais pu te faire écraser.
— Non, hurle Paul alors qu’on le traîne vers l’hôtel.
La famille de Paul quitta Paris dans l’après-midi. Appuyé sur la lunette arrière, Paul chercha le vagabond des yeux. Il ne dit jamais où il avait trouvé sa carte postale.
Il ne revit jamais son chasseur de térodactyles.