
Il fait chaud. Un air poisseux, étouffant. Le soleil pèse sur vos épaules et vous force à avancer doucement, à marcher doucement, à évoluer doucement. Tous vos mouvements sont au ralenti. Une sensation de léthargie vous habite, vous avez l’impression de n’être qu’à quarante pour cent de vos possibilités. Et le pire, c’est que ça dure. Ça dure, et n’en finit jamais, du moins pas avant novembre ou décembre. Autrefois, on parlait de canicules, de sécheresse. Maintenant, on parle de la pluie à venir, de la pluie qu’on espère et qui ne vient jamais. Chaque semaine, c’est pareil, ont espère qu’il pleuvra la semaine d’après.
Dans le Sud, on est toujours à une semaine de la prochaine pluie.
Tôt le matin, il fait déjà chaud. Vous vous levez en vous disant « Bon Dieu, pourquoi un soleil si bas est-il déjà si chaud ? Comment vais-je tenir la journée ? ». Une journée de plus. Une souffrance de plus. Vers neuf heures du matin, quand il fait déjà trop chaud, vous fermez les volets – les fenêtres, si vous en avez – en espérant conserver la fraîcheur de la nuit. Quelle fraîcheur ? 28°C ? 29 ? Tout est chaud. Les meubles sont chaud, le parquet est chaud. Les murs sont chaud. Il ne faut rien toucher. Voler comme une ombre éthérée entre les objets. L’eau que vous buvez est tiède et dégueulasse. Combien de temps l’ai-je faite bouillir ? L’ai-je suffisamment désinfectée ?
Autrefois, les gens prenaient des bains de mer, quand il faisait chaud. Puis une douche d’eau potable pour se dessaler. C’était gratuit. Gratuit ! Ils se nettoyaient les pieds sous le robinet, pour ne pas ramener de sable à la maison. Ils nettoyaient leurs gosses. Certains se dessalaient plusieurs fois par jour, après chaque bain. Quel gâchis !
Quel gâchis…
Il est midi, vous essayez toujours de bosser, de vous concentrer, vous transpirez. Il fait plus de quarante, vous n’avez jamais pu vous y habituer. L’ordinateur qui vous relie à internet tourne avec difficulté. La connexion semble ralentie par la chaleur. L’unité centrale, à nue, est refroidie par un ventilateur jaunâtre. Toute votre électricité y passe : le travail, c’est votre salaire, votre vie.
Vous avalez un truc froid, vous transpirez de plus belle. Vous rêvez d’une douche froide et vous remettez à bosser. Dix-neuf heures, enfin. Sortir, enfin. Il ne fait plus que 33, 34°C. Vous courez sur l’asphalte aux effluves pétrolifères, dont vous sentez la chaleur à travers vos semelles. Vous cherchez l’ombre et la verdure, à l’affût du moindre souffle d’air, du moindre souffle pur. Mais tout sent mauvais, ou rance, ou pue le moisi.
Le monde pue le moisi.
Vous vous surprenez à attendre la prochaine tempête, puis vous vous souvenez. La dernière tornade a tout emporté. Votre toit, vos affaires, elle a ravagé votre maigre potager. Vous n’avez pu sauver que votre ordinateur et votre bermuda troué. Le vent n’est plus à espérer lorsqu’il détruit tout. Alors vous continuez d’avancer tel un zombie, en lançant des regards derrière votre épaule à l’affût d’autres zombies, qui, comme vous, avancent hébétés. Chacun avance sans savoir où il va. Personne ne sait où il va.
L’homme est perdu, paumé.
Il rentre, le soir, allume une bougie et ouvre une boîte de conserve, ou croque dans un fruit s’il a eu de la chance. Il mange et se souvient de ce temps où les fruits ornaient les étals des maraîchers, tels des gemmes colorées, ce temps où ouvrir une boîte de conserve était une solution de dernier recours, le repas d’un étudiant insouciant ou d’un célibataire de retour de soirée, décidé à avaler un truc – n’importe quoi – pour éponger l’alcool ingurgité.
Aujourd’hui, vous ne buvez pas d’alcool, ou presque pas, car l’alcool est cher et déshydrate. Ceux qui échappent à cette règle finissent desséchés comme des vieux tronc pourris. Vous ouvrez les volets en vérifiant la solidité des barreaux, éteignez votre chandelle et vous allongez, nu, attendant que la nuit vous recouvre, que la fraîcheur toute relative vous revienne. Vous restez ainsi à fixer le noir, le vide, et vous imaginez à travers ce vide le chaos que l’homme a laissé à ses héritiers, à ses fils. Vous vous réveillez au milieu de la nuit, vous tournez, vous vous retournez.
La chaleur.
Un cri de femme, non loin, retentit. Autrefois, vous vous seriez peut-être levé. Vous auriez peut-être jeté un œil au dehors, peut-être même seriez-vous sorti. Aujourd’hui, vous savez qu’il ne faut pas sortir la nuit. Vous pensez au cadenas qui verrouille votre porte et vous protège de l’extérieur, de la nuit, et vous frissonnez. Vous l’avez payé cher, ce cadenas, car il protège votre vie. Un pan de bois entre les dangers du monde et vous.
Une feuille de bois.
Quelqu’un pourrait la casser d’un coup de pied, vous le savez, mais vous refusez d’y penser. Vous vous cachez. Vous cachez tout ce que vous avez : eau, nourriture, et bien sûr, l’ordinateur.
Ne pas susciter d’envie, tel est le prix de la sécurité dans un monde aux ressources limitées.
Vous pensez à cette fille que vous avez rencontrée. Elle s’est présentée à votre porte l’air affolé. Ses taches de rousseurs pointaient sur ses joues maculées de traînées noires, traces de charbon, de terre ou de larmes. Des cheveux mi-courts, entre le châtain et le roux, encadraient son visage. Elle avait un air espiègle, un nez retroussé, aguicheur, des lèvres pulpeuses, un sourire étrange et attirant. Vous l’avez accueillie, car elle avait soif. Vous l’avez accueillie, parce que vous aviez soif. Soif de femme, d’effluves de femme, de luxure. Sandra a bu, et elle a accepté que vous passiez un chiffon imbibé d’eau sur son visage poupin pour le nettoyer. Une peau soyeuse, une peau de bébé. Une beauté.
Une volupté.
Elle a souri, et vous avez constaté qu’elle avait les dents blanches.
Sandra n’a pas attendu que vous lui fassiez la cour. Elle s’est déshabillée et s’est allongée, nue, sur votre matelas. Vous avez souri en retour, hébété, puis sa petite voix a résonné : « tu viens ? ». Bien sûr, vous y êtes allé, et l’avez enfourchée. Aussi pressée que vous. Aussi assoiffée que vous. Sandra était comme la terre chaude, comme un fleuve de lave bouillante sous votre corps. Elle soufflait, elle gémissait, elle s’est mise à hurler, couvrant votre propre voix. Sandra tournait la tête d’un côté et de l’autre, les yeux fermés, vous en profitiez pour la contempler. Sa peau blanche et laiteuse. Cette beauté sculpturale sur ce lit de fortune. Depuis combien de temps n’aviez-vous pas eu de femme dans votre lit ? Un plaisir oublié resurgit, comme un geyser, au creux de vos personnes. Une lame de fond qui vous emporte et balaie tout. Sandra avait quelque chose de pudique, dans ses yeux fermés, qui contrastait avec la manière dont elle se contorsionnait en tous sens, dont elle serrait, de son sexe, la partie de vous qui était en elle. Sandra avait un sexe magique. Électrique. Une électricité passait entre vos corps. Une sorte de vortex qui vous prenait, vous serrait, vous donnait, par touches, ce plaisir depuis longtemps oublié, celui de la jeunesse, de la découverte, une ivresse, une énergie. Elle vous prenait la main, la pressait sur son sein, vous disait « plus fort » et vous vous exécutiez.
Retombé à côté d’elle, essoufflé, en sueur, vous sentiez le sommeil vous gagner, un sommeil réparateur, enfin, un sommeil plus grand que la chaleur qui vous étouffait.
Au réveil, Sandra avait disparu, la porte de bois dangereusement entrebâillée. Votre ordinateur, votre réserve d’eau et les quelques boîtes achetées à grand frais, emportés avec elle.
Sandra s’était rétribuée du plaisir prodigué.
Depuis ce jour, vous avez compris que l’autre est un danger, un ennemi. Personne ne peut avoir confiance en personne.
Il ne faut pas s’attacher, dans un monde aux ressources limitées.
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Comme toujours
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C’est noté Philippe, merci 😉
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