Extrait :
Le voyageur s’arrêta pour reprendre son souffle. Les flacons tourbillonnaient entre les conifères sombres, tortueux, qui l’enserraient de toutes parts.
Il plaça ses mains en visière pour se protéger de la neige lui brûlant le visage, et secoua sa barbe chargée de stalactites glacées. Ses habits détrempés, recouverts d’une épaisse couche de givre, étaient devenus rugueux, cartonnés par le froid.
Grelottant, il reprit la marche. Ses pas s’enfonçaient dans la neige à hauteur de genou. À bout de forces, il déboucha sur une crevasse large et profonde, dont les parois nues se perdaient dans l’obscurité. Le vent, en s’y engouffrant, prenait une voix plaintive et dérangeante.
Son regard s’illumina soudain. Une lueur vacillante, lointaine, semblait percer la nuit. Il sortit une longue vue et aperçut, cernée de sapins hérissés et de rochers pointus, la façade brune d’un chalet.
Le voyageur scruta l’abîme qui le séparait de la masure. Elle se creusait devant lui, sombre, profonde, insondable. Une étroite passerelle de bois la traversait, tel un squelette décharné, secoué par les rafales vaporeuses. Il frissonna en comprenant qu’il n’avait d’autre choix que de la franchir.
Hésitant, il posa le pied sur la première planche, qui semblait tenir bon.
Il prit une grande inspiration et se lança en avant. Le pont de singe remua et craqua sous ses pieds. Il progressa en s’agrippant aux cordes comme à sa propre vie.
Alors qu’il surplombait le coeur du gouffre, une violente secousse ébranla la fragile passerelle, et il dut se cramponner au bois pour ne pas se faire happer par l’obscurité. Un gémissement aigu, torturé, sembla remonter des profondeurs.
Dès que le calme fut revenu, le voyageur s’élança vers le bord opposé.
Il tomba à genoux en atteignant l’autre côté du précipice. Les yeux hagards, il reprit son souffle en scrutant les alentours. Dans la nuit épaisse, tout n’était qu’ombres et silhouettes énigmatiques.
Un hurlement de loup s’éleva, long et plaintif. Apeuré, l’homme piqua entre les sapins. Il força l’allure en direction de la clarté vacillante, qui se rapprochait lentement.
Parvenu à une clairière, il put enfin discerner le chalet, qui se dressait dans la forêt au-delà d’une corniche, profondément enchâssé dans la neige. Sa façade, flanquée d’un appentis, était percée d’une étroite fenêtre givrée d’où s’échappait la lueur qui le guidait. Derrière sa silhouette chétive se découpait un vertigineux piton rocheux, au profil taillé à la serpe, dont les faces verglacées s’élevaient à la verticale et se noyaient dans le ciel cendré.
Le voyageur gravit l’escarpement qui le séparait du refuge. Une fois en haut, l’odeur d’un feu dessina un sourire sur son visage. À travers les arbres, il discerna une volute brunâtre s’échappant du toit de bois.
Il frappa à la porte.
— Qui est-ce donc ?!… demanda une voix rauque.
— Alzius Bolcescu. J’arrive de Vatra Dornei.
Le verrou grinça.
— De Vatra Dornei ? Bigre, fit un homme en passant son faciès circonspect par l’ouverture. Ça fait une trotte.
L’inconnu dévisagea Alzius en jetant des coups d’oeil inquiets en direction de la forêt. Ses mains sales et épaisses enserraient un couteau de chasse sanguinolent.
— C’est juste un animal, expliqua-t-il. Entrez. Par Dieu, il est bien tard… c’est une chance qu’il vous soit rien arrivé en traversant ces maudits bois !
— J’ai été surpris par la tempête, dit Alzius. Heureusement qu’il y a ce refuge…
— Le seul refuge de tout le massif du Fagaras, commenta l’inconnu en verrouillant la porte. Un arrêt indispensable sur la route du col. Vous vous êtes pas renseigné avant de partir ?!
— Non, répondit Alzius d’un ton désabusé.
— En ce cas, vous avez eu de la chance d’arriver jusqu’ici. J’aurais pu vous retrouver au petit matin, glacé comme un troll, plaisanta l’homme. Je suis Vlad Monteanu.
Alzius serra la main tendue en observant les lieux. Une lampe à huile, accrochée à une poutre du plafond, baignait de sa lumière une table rustique. Sur le plateau entaillé reposait un lapin à demi découpé, une tresse d’ail, ainsi qu’une bouteille de verre fumé. Au fond se dressait une gueule de loup empaillée.
— Mettez vos affaires à sécher, proposa Vlad en désignant un poêle à bois crépitant.
Alzius marcha d’un pas rapide vers le feu. Le plancher vermoulu, jonché de terre et de branchages, craquait sous ses pieds. Il déposa sa redingote trempée et laissa échapper un soupir de plaisir en sentant la chaleur caresser son visage. Les flammes charnues ployaient sous les gémissements du vent.
— Désolé pour le désordre, s’excusa l’homme en rassemblant des affaires éparpillées sur une paillasse… ça fait si longtemps que je suis seul que j’ai fini par me croire chez moi !…
Un mousquet au canon luisant, terminé par une baïonnette, était suspendu au mur derrière lui.
— Belle arme, commenta Alzius.
— Pour sûr ! Elle m’a permis d’attraper ce lièvre cet après-midi ; vous en mangerez avec moi ?
Alzius opina du chef.
Satisfait, l’homme saisit son couteau et poursuivit la découpe du gibier en fredonnant. À ses pieds s’amoncelait un tas de fourrure tandis qu’il officiait avec des gestes experts.
— Ce vallon est un vrai cul-de-sac, reprit-il. Jamais personne n’y passe… qu’est-ce qui vous amène par ici ?
— Je quitte le pays, répondit Alzius d’un air mélancolique.
— Vous quittez notre belle Transylvanie ?!… demanda Vlad en vidant le sang de l’animal dans un plat. Mais pourquoi ?
— Plus rien ne m’y retient depuis que j’ai perdu mon fils, expliqua Alzius en serrant une amulette d’argent, marquée de la lettre D, pendue à son cou. Je compte embarquer pour le Nouveau Monde.
— L’Amérique et ses belles promesses… soupira Vlad.
Il attrapa un vieux chaudron recouvert de suie qu’il tendit à Alzius :
— Vous pouvez aller me le remplir de neige pour la soupe ?
Alzius acquiesça.
— Ne vous éloignez pas du refuge, conseilla l’homme en ouvrant la porte. Il ne s’agirait pas de vous perdre, avec cette tempête…
Le voyageur fit quelques mètres au-dehors et emplit le récipient. Il crut soudain discerner une voix aigüe à travers le mugissement du vent :
— Père ?…
Il se redressa d’un bond.
— Il y a quelqu’un ?! Demanda-t-il.
Il tendit l’oreille un long moment, mais ne perçut rien d’autre que la rumeur des branchages mouvants.
— C’est un peu ridicule, mais il m’a semblé entendre mon fils, commenta-t-il en s’ébrouant sur le seuil du chalet.
L’homme vint à sa rencontre en le fixant d’un air grave :
— Une voix ?… Ça doit être la bise, dit-il en déposant le chaudron sur le poêle fumant. Ça fait pas loin d’un mois que je vis seul ici, confia-t-il en se rasseyant, et il y en a eu, des bruits étranges…