Extrait :
— Belle acquisition, observa Joe en remplissant son verre de vin.
Le feu crépitait dans la cheminée. Emma contemplait la radio ornant leur nouveau salon :
— Elle va très bien sur notre bibliothèque, remarqua-t-elle.
Orné d’une calandre Art Déco, l’appareil diffusait L’Hiver, de Vivaldi :
— On croirait assister à un concert privé, commenta Joe en faisant varier le volume. Les enceintes ne grésillent pas. Je ne m’attendais pas à ce que ça fonctionne aussi bien.
Emma caressa le gros chat noir qui ronronnait sur ses genoux, et se laissa aller en fermant les yeux. Les notes s’écoulaient, légères et douces, avec une pureté cristalline.
Une rafale soudaine attira son attention au-dehors. Derrière la fenêtre, les flocons tourbillonnaient entre les troncs assombris. Elle esquissa une grimace.
— Tu as pris ton calmant ? demanda son mari en baissant le volume.
— Pas encore. Les médicaments et moi…
Joe soupira :
— Je vais te chercher ça.
Emma resserra son gilet. Le vent secouait les flammes contre les vieilles pierres noircies. Une bûche se brisa, libérant une gerbe d’étincelles qui dévoila les boiseries de la pièce.
— Quelle tempête, remarqua Joe en revenant avec une boite de tranquillisants.
La jeune femme avala un cachet avec une rasade de vin.
— Tu devrais pas, dans ton état.
— J’allais quand même pas réveiller Mystère pour un verre d’eau, répondit-elle avec un clin d’oeil. Prends-moi plutôt dans tes bras ; c’est de ce remède-là, dont j’ai le plus besoin !…
— C’est vrai qu’il s’est assoupi, le fainéant, remarqua Joe tandis qu’Emma l’enlaçait.
Un craquement sourd secoua l’habitation.
— C’est le vent qui fait trembler la charpente, expliqua Joe. Ces maisons sont comme de vieilles dames perclues de rhumatismes…
— Cet endroit est un peu trop isolé à mon goût, observa Emma en scrutant les ombres du plafond. Je crois que j’aurais préféré vivre à Bangor…
— On s’était mis d’accord. Greenland est le prix de la tranquillité. Donne-toi un peu de temps pour l’apprécier… et puis tu sais, les enfants adorent construire des cabanes dans les bois !
Le visage d’Emma s’éclaira. Elle se blottit tendrement contre Joe. Les haut-parleurs, dissimulés derrière d’élégantes moulures, diffusaient des notes langoureuses.
Tous deux s’abandonnaient à la musique lorsque le téléphone sonna.
Joe prit l’appel au moment où L’Hiver fit place à l’ouverture volatile du Printemps. Emma contemplait l’éclat des flammes jouer sur son visage tandis qu’il discutait.
Il raccrocha et se tourna vers elle :
— Ils m’attendent au bloc. Avec ce temps, je risque d’en avoir pour un moment.
— Tu vas m’abandonner en plein milieu de la nuit ?… gémit-elle en l’entourant de ses bras.
— Je suis vraiment un mari indigne. Je ferai le plus vite possible, ma chérie. De toute façon, avec le relaxant que tu as pris, tu ne devrais pas tarder à t’endormir… je me glisserai dans les draps pendant ton sommeil, et on rattrapera tous les câlins perdus dès ton réveil !…
Joe se leva pour nourrir le foyer. La radio diffusait Rêve d’amour, de Liszt.
— J’espère que tu n’as pas trop bu, mon cher monsieur, lança Emma du canapé.
Joe se retourna :
— Et moi, j’espère que le croque-mitaine ne te rendra pas visite durant mon absence !
— Ah Ah, très drôle. Heureusement que je peux compter sur Mystère… il ne m’abandonne pas en plein milieu de la nuit, lui, au moins !…
Un éclat de rire lui répondit du vestibule d’entrée, juste avant que la porte ne claque.
Un bruit de moteur retentit. Les phares dessinèrent des halos dans les flocons épais. Une Chevrolet au toit enneigé passa devant Emma, révélant le sourire bienveillant de Joe avant qu’il ne disparaisse sur le chemin forestier.