Le Pacte des Abysses : les premiers chapitres en avant-première

PROLOGUE

Le Mont Saint-Michel est assiégé par une nuit sans fin. La brume rampe le long des ruelles abandonnées, glisse comme une ombre autour d’un vieil homme courbé sur sa canne. 

Armand Sombreval n’a d’yeux que pour l’austère demeure au bout de la rue Corne de Cerf, qu’il espère atteindre avant qu’il ne soit trop tard. Enfin arrivé, il verrouille la porte à double tour et s’y adosse, le souffle court. Mais alors qu’il pensait retrouver un certain réconfort, la maison ne diminue en rien son sentiment d’oppression. Seule une lueur blafarde baigne les lieux, et les murs de pierre paraissent se resserrer sur lui. 

D’un geste précipité, il ouvre son journal, qu’il parcourt avec fébrilité, cherchant à conjurer ce qui approche. Il en arrache une page, dissimule le reste dans son secrétaire et prononce à voix haute les mots censés le protéger, quand un souffle d’air glacé, saturé d’embruns, le secoue.  

Déjà, l’obscurité l’enveloppe – une obscurité d’où l’on ne revient pas.

Ses dernières pensées se tournent vers Édouard, son neveu, dans un appel muet.


1. La lettre

Normandie, 15 novembre 1897

Le train à vapeur gronde à travers la campagne normande. Seul dans le wagon déserté à Avranches, Édouard Sombreval fixe le paysage qui défile devant lui.

Un voile humide monte peu à peu des pâturages. Il masque les troupeaux, ronge les collines et noie les arbres aux branches tordues et dénudées. Au-dessus du Couesnon, hérons, mouettes et canards cherchent un abri tandis que le soleil décline à l’horizon, projetant sur le monde des reflets rouges et or.

Le jeune homme s’interroge sur la lettre qu’il tient dans ses mains :

« Mont Saint-Michel, le 10 novembre 1897

Mon cher Édouard,

Je te demande pardon pour la soudaineté de cette lettre et l’urgence de mon ton, mais je crains de ne plus pouvoir attendre. J’ai fait une découverte troublante dans l’abbaye, une révélation qui pourrait bouleverser tout ce que nous croyons savoir sur le Mont. Les marées, jadis si régulières, semblent désormais guidées par une force inconnue, et les signes inquiétants se multiplient : bruits sourds venant des profondeurs, murmures dans les vents qui balayent la baie, glissements de terrain qui, je le crains, ne sont pas tous d’origine naturelle.

Je ne puis te confier davantage, par crainte que cette lettre ne tombe entre de mauvaises mains. Sache seulement que ce que j’ai découvert va bien au-delà de simples légendes locales. Seul toi, Édouard, peux comprendre ce qui se joue ici. Ton regard neuf, ta sensibilité sont peut-être la clé pour percer le mystère auquel nous faisons face. 

Je t’en supplie, reviens au Mont sans tarder. Je crains que ce que j’ai entrevu ne soit que le commencement.

Avec toute mon affection,

Ton oncle dévoué,  

Armand. »

Le regard d’Édouard reste rivé sur cette écriture fiévreuse, ces lettres qui semblent trembler sur le papier. Les images du Mont, ses ruelles pavées, ses marées traîtresses et ses secrets enfouis reviennent à son esprit en flots tumultueux. 

Il s’était juré de ne jamais revenir, mais son oncle a besoin de lui.

Il interpelle le contrôleur pour lui demander comment se rendre au Mont depuis Pontorson.

— Le Mont Saint Michel ? répond ce dernier, surpris. Vous êtes bien le seul à vous y rendre à cette époque de l’année… une carriole fait la navette, normalement.

— Et où puis-je la trouver ?

— En face de la gare. Elle est conduite par un homme du cru. Les tarifs sont raisonnables, et il connaît bien la route, mais la dernière part à 17h30… j’ai peur que vous n’arriviez trop tard. 

— Comment puis-je me rendre au Mont, en ce cas ? Il faut absolument que j’y sois ce soir.

— Et la marée, y avez-vous pensé ?

— Je paierai la traversée s’il le faut. 

Le contrôleur hésite un instant, puis ajoute sur le ton de la confidence.

— Une autre option, bien moins connue, est le vieux Legris. C’est un original, toujours prêt à rendre service contre une petite rétribution. Vous le trouverez probablement au Pénitent Égaré, sur la Grand-Place. Il est un peu excentrique, mais il connaît la région comme nul autre. L’auberge reste ouverte tard, vous avez encore du temps.

Édouard remercie le contrôleur, le cœur alourdi par un mélange d’anticipation et de crainte. Il ferme les yeux un instant, s’imprégnant du battement régulier des roues contre les rails pour reprendre des forces. 

Le train ne tarde pas à ralentir, annonçant l’approche du terminus, et le jeune homme descend à Pontorson, où il se retrouve seul, enveloppé dans un silence seulement troublé par quelques cris éloignés. La lumière déclinante accentue les ombres des vieilles maisons de granit. Son chapeau vissé sur la tête et son sac marin en bandoulière, Édouard se dirige vers la Grand-Place et remarque une charrette poussiéreuse devant l’auberge du Pénitent Égaré. Son conducteur, un vieil homme balafré, le scrute avec curiosité.

— Le Mont Saint Michel, s’il vous plaît.

— Et qu’est-ce qui vous dit qu’j’aurais envie d’y aller à c’t’heure ?

— Ceci, peut-être ? répond Édouard en tendant quelques pièces au curieux personnage.

Legris le scrute un instant, puis acquiesce avec un long soupir. Édouard prend place sur une banquette de bois usée. L’odeur âcre de la paille et des chevaux envahit ses narines tandis que la charrette démarre, quittant la place dans une secousse avant de s’engager sur une route étroite bordée de vieux poteaux télégraphiques aux fils sifflant sous l’effet du vent de mer.

Le conducteur marmonne un air étrange tandis qu’ils s’éloignent de Pontorson.

« Sous la brume et la marée,

Les enfants restent cachés,

Ombres dansent et vagues pleurent,

Mer douleur et folles splendeurs…

Sombres histoires du Mont secret,

Chants des âmes au vent traînet,

Dans les cryptes, les voix se taisent,

La nuit tombe, les ombres pèsent… »

Le paysage paraît changer sous l’effet de la mélopée : les maisons éparses laissent place aux champs désolés, puis aux marécages hérissés de roseaux. Des cris d’oiseaux se mêlent aux craquements et grincements de la charrette. Le véhicule cahote dans les ornières, entre des souches d’arbres morts et les vestiges de murs en ruine, et l’odeur âcre des marais, mêlée à celle des herbes sèches, éveille en Édouard des souvenirs épars, des impressions fugaces et enfouies. Il se surprend à songer à ses professeurs, lorsqu’ils vantaient la prospérité d’autrefois, avant que les crises et les guerres ne viennent vider la région de sa vitalité.

La Normandie du XVIIIe siècle était une terre fertile et boisée. Les habitants vivaient de l’agriculture et du commerce, mais la crise de 1775 l’a plongée dans une grave pénurie, préfigurant les troubles de la Révolution française. Les campagnes militaires qui s’ensuivirent emportèrent de nombreux hommes, recrutés comme marins ou soldats pour de lointaines batailles, de la campagne d’Égypte aux guerres de la Péninsule Ibérique, en passant par les expéditions navales dans les Caraïbes : Martinique, Guadeloupe, Saint-Domingue… ces départs massifs laissèrent les terres abandonnées, affaiblissant la main-d’œuvre locale et contribuant au déclin économique de la région. Les forêts furent dévastées pour fournir du bois aux armées, les terres agricoles négligées se muèrent en vastes friches. 

Aujourd’hui, le paysage porte les cicatrices d’une époque révolue. Édouard se rappelle des plaintes de sa grand-mère, selon laquelle ce déclin s’était accentué suite aux « sinistres événements » ayant précédé sa naissance, dont elle n’a jamais daigné lui parler. Alors que de sombres pensées agitent son esprit, les bruits sourds des essieux accentuent son impression de solitude, l’arrachant un peu plus au monde civilisé qu’il a dû laisser derrière lui.

Le sentier s’enroule entre les dunes, dévoilant la baie et l’estuaire du Couesnon. La silhouette majestueuse du Mont se dessine en contre-jour. À ses pieds, la grève paraît encore praticable, bien que la marée monte lentement. Les reflets tremblants de la lumière font songer à des ombres glissant entre les vagues.

Édouard contemple le paysage avec fascination tandis que le vieux Legris, concentré sur sa route, franchit un pont de bois qui paraît prêt à céder. Peu à peu, une odeur saline chasse la lourdeur des marais, et les détails du Mont se précisent. Les remparts et les toits, couronnés par l’abbaye, sont gagnés par le brouillard qui remonte comme un suaire. 

La charrette s’arrête sur une large étendue de sable mouillé. Le jeune homme remercie son guide, saisit son sac et termine le voyage sous les cris des mouettes. Il presse la lettre contre sa poitrine, conscient que chaque pas le rapproche de révélations qu’il redoute et désire tout autant.  


2. Les murmures du passé 

Édouard atteint la grève sous un ciel strié de noir et de rouge. Un vent iodé lui mord la peau, évoquant la puissance brute et implacable de la mer qui lui fait face. Quelques barques ont été tirées sur le sable pour ne pas être emportées. La chaussée menant au Mont, partiellement ensablée, est encore praticable, mais il sait que la marée pourrait bien l’engloutir avant qu’il n’atteigne l’île.

L’urgence de la traversée est évidente, mais au moment de poser le pied sur l’étendue sombre et scintillante qui sépare la terre ferme du Mont, une appréhension envahit le jeune homme. La masse noire et mouvante dont il ne distingue ni fin ni fond lui semble infranchissable. Ses jambes refusent de remuer, comme si la simple idée de traverser l’étendue instable les avait pétrifiées. Il ferme les yeux et tente de repousser les images qui l’assaillent : son père luttant contre les vagues, sa silhouette disparaissant dans les eaux tandis que lui-même se tétanise. Le souvenir est si vivace qu’il en a presque le goût de sel sur les lèvres. Il se sent à nouveau cet enfant impuissant, figé sur le rivage, incapable de sauver celui qui était tout pour lui. 

Un cri de mouette le ramène brusquement à la réalité. Il n’a pas fait tout ce chemin pour se laisser dominer par une peur qu’il pensait conjurée. Il redresse la tête, rouvre les yeux, se force à regarder le Mont une nouvelle fois et repère un pêcheur occupé à ranger ses filets. 

Il s’en approche, espérant obtenir de l’aide pour traverser, mais le pêcheur lève à peine les yeux de son ouvrage. 

— Pas une bonne idée, m’sieur. La marée est traîtresse, ces jours-ci. Vous feriez mieux d’attendre le matin.

Édouard serre les dents, les mains crispées sur les poignées de son sac marin. Il sent, en effet, la présence silencieuse et menaçante de l’eau qui glisse vers eux. Malgré tout, il garde les yeux fixés sur le Mont, luttant contre la peur qui lui serre la poitrine, et sort sa bourse.

— Je vous en prie, c’est une question de vie ou de mort…

L’homme soupèse la bourse et finit par accepter.

— D’accord, mais suivez-moi de près et faites exactement comme moi. Les sables peuvent vous engloutir un ch’val en un rien d’temps.

Édouard avance d’un pas hésitant, essayant de suivre l’homme qui marmonne en patois avec un accent si épais qu’il en est presque incompréhensible.

— Qu’est-c’que vous venez faire ici à c’t’époque ? Les visiteurs sont partis d’puis belle lurette. L’automne, c’est pas la saison pour v’nir au Mont, surtout pour les étrangers.

— Je viens rendre visite à mon oncle, répond Édouard d’une voix qu’il voudrait ferme, mais qui trahit sa nervosité.

Le pêcheur émet un rire qui accentue l’angoisse d’Édouard. Chaque pas lui semble plus difficile que le précédent, tandis que les vagues se rapprochent, régulières, oppressantes. À mesure que les contours de l’abbaye se fondent dans l’obscurité, le grondement de la mer se fait plus fort, plus menaçant. Édouard tourne la tête à plusieurs reprises, sans rien voir que le sable et l’eau toujours plus proche. 

— Dépêchons-nous, m’sieur…

L’immensité noire et agitée de la Manche s’étend à perte de vue. Le rivage a disparu derrière un voile de brume. Il ne reste devant eux que la chaussée, ce chemin étroit et traître qui semble se perdre dans le néant. 

Le pêcheur s’arrête soudain, pointant un doigt osseux vers la surface sableuse.

— Voyez, murmure-t-il d’une voix rauque. La mer montre parfois des choses qu’y faudrait oublier…

Édouard plisse les yeux, et une odeur âcre envahit ses narines. Là, à quelques mètres à peine, émergent des vestiges noircis habillés d’algues sombres : des pierres taillées, un édifice enseveli. Une arche brisée gît sur le flanc, rappelant la cage thoracique d’un cétacé. Les restes d’un escalier semblent mener vers les profondeurs de la terre.

— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il, la poitrine serrée.

— Les ruines d’une vieille chapelle, répond le pêcheur en se détournant. Vous savez, ici, le passé reste jamais longtemps caché. Il finit toujours par remonter.

Édouard se force à ne plus penser à rien, déterminé à en finir, et se contente de mettre un pied devant l’autre en s’accrochant à la silhouette devant lui comme un naufragé à une bouée. Le temps paraît ralentir mais ils finissent par atteindre l’île. Le jeune homme remercie le pêcheur, qui s’éloigne vers une barque qu’il pousse sur l’eau noire avant de disparaître dans la nuit. 

Les mains encore tremblantes, il sort une pipe en bois lisse et patinée qu’il allume avec une lenteur presque rituelle. Le crépitement du tabac qui s’embrase, son odeur familière le plongent dans une douce mélancolie. Le regard fixé sur l’horizon assombri, il inspire profondément, puis expire, laissant la fumée se mêler aux embruns et se répétant qu’il est en sécurité. Une étrange sensation l’envahit : il se sent à la fois étranger et à sa place, comme si cet endroit avait attendu son retour des années durant.

Le premier quartier, qui orne le ciel aux motifs tortueux, lui permet de voir la marée s’étendre, inexorable. Il songe au vieil adage qui compare sa vitesse à celle d’un cheval au galop. Certaines marées peuvent monter jusqu’à quinze mètres, engloutissant de vastes étendues de sable et de vase, se révélant une force impitoyable, prête à emporter les imprudents. 

Il franchit la barbacane et la Porte de l’Avancée, imposants ouvrages fortifiés dont les murs épais et les tours défensives semblent défier le temps. Quelques habitants se pressent encore dans la Grand-Rue, éclairée par des lanternes éparses. Édouard sent des regards glisser sur lui, des chuchotements le poursuivre avant de se perdre au vent. Une inquiétante sensation d’être épié s’insinue en lui, lui faisant hâter le pas jusqu’à ce que quelqu’un l’interpelle. 

— Vous cherchez quelqu’un, étranger ?

Édouard s’arrête, surpris. Dans la pénombre d’un porche se tient un vieillard à la silhouette voûtée, au visage buriné.

— Armand Sombreval.

L’homme grimace,  les yeux rougis par l’alcool.

— L’ancien archiviste ? murmure-t-il, un sourire tordu au coin des lèvres. On s’est fréquenté un moment. Ça fait longtemps qu’il vit reclus, en ermite… et il fait bien : les gens n’aiment pas ceux qui fouillent trop. Moi, j’écoute, je traîne mes yeux et mes oreilles un peu partout… mais j’dis jamais rien sur personne.

Il se racle la gorge et crache à terre, dévoilant des dents jaunies entrecoupées de noirs abîmes. Édouard, partagé entre la curiosité et le dégoût, lui demande son nom avant de reprendre son ascension. 

— Gédéon Morvan, pour vous servir…

Les allées qui s’ouvrent de chaque côté de la Grand-Rue, étrangement désertes, baignent dans une pénombre inquiétante. Les maisons aux façades inclinées de la rue Corne de Cerf semblent se pencher sur lui pour l’écraser. Ses pas résonnent lourdement sur les pavés tandis qu’il repense au vieil homme qui l’a abordé plus tôt, à cette triste existence qui semble noyée dans l’alcool.

Il aperçoit enfin la maison de sa jeunesse, austère et imposante, tel un monument de souvenirs enfouis. Elle est flanquée d’une bâtisse aux volets clos et d’un champ de ruine envahi de ronces. Il s’approche de la porte, qu’il contemple durant quelques instants. C’est ici qu’il a grandi, d’abord sous l’aile protectrice de son père, puis sous celle de son oncle. Le rez-de-chaussée, jadis rempli de rires et de voix animées, lui paraît désormais lugubre, presque hostile, tandis qu’il lève les yeux vers l’étage où sa grand-mère veillait sur eux avec sollicitude.

Lorsqu’il pose la main sur le bois, un souvenir lointain refait surface. Une nuit d’enfance, une nuit sans lune, il s’était réveillé en sursaut, sans savoir pourquoi. Pris d’une angoisse sourde, il s’était glissé hors du lit, foulant de ses pieds nus le parquet froid jusqu’à la chambre de son oncle.

Armand se tenait à sa fenêtre, immobile. Il ne l’avait pas entendu entrer.

— Tu ne dors pas ? avait demandé Édouard à mi-voix.

Son oncle s’était retourné, un peu trop brusquement, puis avait souri.

— Ce n’est que le noroît. Rendors-toi.

Mais l’enfant était resté là un moment tandis que son oncle fixait la baie, que la charpente craquait et que le vent jouait entre les ardoises du toit. Finalement, il était retourné se coucher sans poser plus de questions.

Alors qu’il se tient devant la porte, ce souvenir ressurgit avec une clarté troublante.  

Il lui semble en percevoir les murmures à travers la mer du temps.


3. Ce que la mer a laissé

— Mon oncle ?

Édouard frappe plusieurs fois, mais personne ne répond. Au bout d’un moment, il se résout à tenter la poignée, qui est verrouillée. Un soupir d’impatience lui échappe. Il glisse la main dans son sac, en sort sa vieille clé et débloque la serrure d’un geste sec. La porte s’ouvre en grinçant, libérant un souffle d’air aux odeurs de poussière et de renfermé.

— Oncle Armand, êtes-vous ici ? C’est Édouard.

Ses yeux s’accoutument lentement à l’obscurité du vestibule, où une étroite fenêtre laisse filtrer la lueur lunaire à travers des rideaux de dentelle jaunis. La vieille horloge, autrefois rassurante avec son tic-tac régulier, s’est figée sur minuit neuf. Édouard dépose son sac sur le tapis usé et accroche son chapeau et son pardessus à côté des vestes élimées de son oncle.  

Les portraits de famille accrochés aux murs semblent suivre chacun de ses pas, leurs regards fixes amplifiant l’étrange malaise qu’il éprouve depuis son arrivée au Mont. Il gagne la salle à manger, une pièce modeste pourvue d’une table ronde entourée de chaises à haut dossier. Une lampe éteinte repose sur une nappe fanée. Dans une vitrine en bois sombre, des assiettes décoratives couvertes d’une fine couche de poussière évoquent l’époque lointaine où cette maison accueillait encore des invités. 

Le salon, plus spacieux, semble avoir été frappé par un cataclysme. Le mobilier, d’ordinaire impeccablement disposé, est sens dessus dessous. Des étagères renversées, des livres éparpillés, des pages déchirées… même les figures marines et les bibelots, habituellement alignés sur le manteau de la cheminée, ont été jetés à terre et brisés en morceaux. 

Un indicible sentiment d’horreur secoue alors Édouard.

Une forme étendue sur le sol. 

Armand Sombreval, les yeux grands ouverts, fixe le plafond avec une expression de terreur pure. 

Le jeune homme se précipite sur lui. Le corps est encore tiède, mais le cœur ne bat plus. Les murs, autour de lui, portent d’inquiétants symboles tracés avec du sang. Des cercles entrelacés de motifs organiques et complexes évoquent une géométrie fascinante, presque hypnotique, comme si chaque trait, chaque courbe avait été laissée avec une intention précise. Quel sens donner à tout cela ? 

Édouard se relève, chancelant. Et si les meurtriers occupaient encore les lieux ? Ils l’auraient entendu entrer et se seraient sans doute précipités sur lui… décidé à éliminer cette possibilité, il saisit un couteau dans la cuisine et titube de pièce en pièce. Si l’étage ne présente aucune trace de passage, la fenêtre de la salle de bain a bien été forcée. 

Voilà par où les agresseurs sont passés.

Revenant sur ses pas, il se raccroche au chambranle de la porte pour ne pas s’effondrer. Son oncle, mort… la terreur brouille sa vision. Ses jambes le trahissent et il s’effondre, incapable d’oublier ce regard chargé d’effroi. Même si une partie de lui-même refuse toujours d’accepter la situation, l’autre a déjà compris. 

Armand a été tué. 

Pourquoi ? Pourquoi lui ? Comment une telle atrocité a-t-elle pu se produire ici ? Les réponses se dérobent comme des ombres dans la nuit.

Alors qu’il rampe vers un fauteuil à la recherche d’un appui, la peur et l’incompréhension cèdent place à une douleur lancinante, chaque image de son oncle vivant et souriant se superposant au cadre mortifère qui l’entoure. Armand, si curieux, si intelligent, désormais mort, marqué par d’horribles stigmates. 

Des hommes ont-ils tracé ces signes tandis que son oncle se débattait ?

Un long moment s’écoule avant qu’Édouard ne trouve le courage de revenir vers le corps. Chaque pas est une lutte contre sa nausée grandissante, un combat contre son instinct de fuir. Quand enfin il se penche sur Armand, il découvre des traces d’étranglement et des empreintes parfaitement circulaires, d’origine inconnue, incrustées dans la chair. Les cristaux de sel qui scintillent sur les vêtements, la peau et les pierres du sol ajoutent une étrangeté macabre à l’horreur de la scène. 

Un morceau de papier dépasse de la main crispée de son oncle. Après un instant d’hésitation, Édouard déplie les doigts raides et ensanglantés de ses mains tremblante.s Il découvre une feuille chiffonnée, marquée de symboles étranges qui reflètent ceux des murs. Cette mise en scène grotesque, ces marques absurdes… sont-elles les marques d’un meurtre rituel ? D’une scène de torture, d’une offrande ? 

Alors qu’il se penche pour fermer les paupières de son oncle, le jeune homme repère un objet tombé à terre. Il s’agit d’une montre de poche délicatement ouvragée, encore accrochée à sa chaîne d’argent. Il reconnaît instantanément la montre de son père, qu’il n’a jamais voulu porter. Il ouvre le couvercle et parcourt des yeux le cadran en émail blanc, les aiguilles d’un bleu profond et la gravure de l’Archange gravé dans le métal.

En se relevant, la précieuse montre dans la main, Édouard se demande comment prévenir les autorités. Pontorson est la seule option, mais la marée a déjà isolé le Mont. Envoyer un messager serait coûteux et peu fiable, et le bureau de poste, seul accès au télégraphe, est fermé pour la nuit.

Un frisson le parcourt à l’idée de laisser son oncle dans la posture où la mort l’a frappé. Mais mieux vaut ne rien toucher. Si enquête il y a, toute altération pourrait brouiller les indices.

Il recouvre le corps d’un drap blanc, puis s’assure que toutes les issues sont verrouillées. La porte de la salle de bain, qu’il bloque avec une commode, lui permet de se sentir en sécurité. Il s’effondre dans le vieux fauteuil en cuir d’Armand, incapable de bouger. 

La fatigue et le choc le clouent sur place et pourtant, un malaise subsiste, une culpabilité diffuse. Armand, bien plus qu’un oncle, était une source d’inspiration, un repère dans l’incertitude. Enfant, Édouard le suppliait chaque soir de lui raconter la légende du dragon, cette créature qui terrorisait la région avant que Saint Michel ne la terrasse. Il s’était toujours imaginé brandissant une épée, livrant un combat épique contre la bête.

Cette nuit, le dragon a gagné.


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