
Mur de l’eau, sud de l’agglomération lyonnaise
5 août 2050, 21 heures 05
34°C
Un crépuscule gris, neigeux, s’étend sur la plaine de Simandres, où s’entassent des milliers de visages marqués par la fatigue et l’angoisse. Des hommes, des femmes, sacs sur le dos et duvets en bandoulière, marchent tels des automates le long d’un chemin bordé de villages désertés. Certains sont accompagnés de leurs enfants, qui pleurent de soif et de faim.
Leur objectif : le point de contrôle Charly Nord, porte d’entrée vers l’Europe du Nord.
Depuis le début de sa construction, le Mur de l’eau, triple clôture de dix mètres de haut, empêche la plupart de passer. Mais les migrants n’ont pas encore abandonné.
Ceux qui sont arrivés ici n’abandonneront jamais.
Au nord de cette porte se dresse un homme torturé. Même s’il doit les empêcher de passer, Frank Verner sait que la plupart des migrants ont fait preuve d’un courage inhumain pour traverser la Méditerranée. Combien d’entre eux ont été contraints de fuir la sécheresse, l’élévation du niveau de la mer ou la déforestation ? Il essuie la sueur qui recouvre son front. Malgré la nuit tombée, l’air demeure étouffant. L’obscurité s’étend à l’ouest, effaçant peu à peu la lueur rougeoyante du soleil qui réapparaîtra bientôt. Trop tôt. Trop tôt pour que l’atmosphère ait le temps de se rafraîchir.
Frank lève sa lampe vers les barbelés qui le surplombent, faisant scintiller l’œil d’une caméra de surveillance. Il voit l’appareil tourner, guetter. Il en perçoit le vrombissement doucereux. Tout un réseau de câbles souterrains, relié à des capteurs électroniques de bruit et de mouvement, des systèmes d’éclairage de forte puissance et des caméras multi-fréquence, permet de surveiller la nouvelle frontière érigée pour protéger le Bloc Nord de la contrebande, de l’immigration clandestine et de la criminalité. Frank connaît l’officier de permanence occupé à scruter la nuit depuis le poste de contrôle. Il connaît les garde-frontières amassés autour de lui, une bière à la main ou une cigarette de contrebande aux lèvres. Il devine leurs discussions, leurs plaisanteries, leurs silences. Il ressent, rien qu’à l’imaginer, le froid glacial des mitraillettes braquées sur la nuit tombante depuis les miradors.
Ce soir, l’atmosphère est électrique. Les migrants, de plus en plus nombreux et mécontents, s’amassent le long de la frontière qui partage la France en deux. Espagnols, Italiens, Grecs, Slovènes, Croates, Serbes, Bulgares, Turcs, Maghrébins, Africains de toutes origines, et bien sûr Français du Sud, comme on les appelle désormais, composent une foule hétéroclite, figée dans un silence pesant et inquiétant. Qui sait ce que recèlent ces yeux avides de vengeance, ces âmes bercées d’espoirs illusoires ?
Frank se demande toujours comment les choses ont pu en arriver là. Il se souvient des jours où ils étaient encore en mesure de gérer l’afflux de réfugiés de manière ordonnée, avec des centres d’accueil décents et des procédures de demande d’asile. Désormais, tout a été remplacé par ce Mur et ce point de contrôle brutal, où les gens sont simplement filtrés, refoulés comme des objets. Il se demande comment il pourrait les aider, mais ses mains sont liées par les règles et les ordres qu’il reçoit.
À mesure que les migrants ont été refoulés, les alentours de Charly sont devenus aussi dangereux, voire pires que certaines zones d’Afghanistan ou autres favelas brésiliennes. Le dérèglement climatique, deux fois plus élevé en Europe qu’ailleurs dans le monde, a semé inondations au nord, canicules au sud, feux de forêt et crises migratoires un peu partout. La Terre entière semble en conflit, le Nord contre le Sud, les pays de l’eau contre ceux de la soif, même au sein d’un pays comme la France.
L’Europe coupée en deux. La France coupée en deux.
En tant qu’ancien militaire, Frank n’a jamais pu se faire à cette idée. Il n’y a jamais eu, pour lui, qu’une seule France, qu’une seule patrie. Comment ses ancêtres verraient-ils cette France amputée au sud de Lyon, cette France diminuée, affaiblie, appauvrie, qui est tout ce qui leur reste ? Qui l’aurait cru, trente ans, voire même dix ans auparavant, lors du franchissement du premier point de bascule : la fonte des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique de l’Ouest ? Personne. Et pourtant, c’est arrivé. La France, l’un des plus puissants pays d’Europe, ancien Empire colonial, a été contrainte de s’adapter à l’évolution du climat qui lui a fauché les jambes. La population coupée en deux, femmes, hommes, enfants.
Le cœur de Frank, qui a perdu les siens suite à un incendie, coupé en deux.
Tout annonçait le risque. L’augmentation des températures, la baisse des précipitations. « Lorsqu’une forêt a soif, les arbres brûlent », dit le dicton. Mais Frank était comme les autres. Pas plus attentif, vigilant ni prévoyant que les autres. Réfugié dans un optimisme naïf, oisif, il attendait, comme d’autres, persuadé que tout finirait par s’arranger. Il refusa de quitter sa maison, nichée près d’un bois dans la campagne aixoise. Les gens s’attachent à leurs maigres possessions, à leur routine, à leur train-train quotidien, oubliant l’essentiel, et surtout que rien n’est acquis. Nous nous plaisons à croire que tout continuera comme avant, que rien ne changera jamais, jusqu’à ce qu’un matin, à notre réveil, nous réalisions que le monde n’est plus le même, et à ce moment-là, il est déjà trop tard.
Lorsque le feu est arrivé, embrasant la majeure partie d’Aix-en-Provence, noyant le cours Mirabeau sous une pluie de braises, Frank a contourné les cordons de sécurité pour retrouver sa femme et ses fils. Il les a cherchés, cherchés sans répit, au péril de sa vie, sans rien trouver que des cadavres émergeant des décombres. Il s’est réveillé dans un gymnase, entouré de victimes qui, comme lui, pleuraient leurs proches. Il s’était évanoui, à demi asphyxié par les fumées, les vêtements et la peau brûlés, lorsqu’un inconnu l’a retrouvé.
Une fois remis, Frank a longtemps erré dans les ruines d’Aix. La Ville aux Cent Fontaines devenue la nouvelle Pompéi. Des allées de tilleuls noyées sous les cendres encore fumantes. Des vestiges de fresques sur des pans de mur calcinés. D’anciens hôtels, particuliers aux toits effondrés, peuplés de squelettes noircis. Des milliers de corps enfouis. Partout, cette odeur de brûlé qui colle aux poumons et donne la nausée. Frank a attendu, guetté sa femme et ses fils de longues semaines, de longs mois durant.
Puis il a fallu se résoudre à l’évidence.
Tous trois avaient été emportés.
Frank a failli abandonner. Fuir ce monde lui aussi. Mais quelqu’un l’avait sauvé. Il fallait qu’à son tour, il aide.
Qu’il sauve ceux qui pouvaient l’être.
C’est dans les environs du camp Charly, où le Mur de l’eau, sorti du sol par une nuit sans lune, avait commencé à opérer sa division sur les hommes, que Frank a trouvé un nouvel objectif, une nouvelle raison de vivre. Grâce à son expérience de militaire, il a signé un contrat renouvelable avec la Frontex, l’Agence européenne responsable de la surveillance et de la gestion des frontières européennes. Suite à un malentendu qui a vu les forces de France du Sud attaquer celles du Nord, un territoire de non-droit baptisé « zone démilitarisée » avait été créé autour du Mur, et devait être protégé. Il a donc été placé sous la surveillance de la Frontex, censée rester neutre – bien que les agents sur le terrain relèvent de la hiérarchie de l’État membre hôte.
Grâce à son travail de garde-frontière, Frank peut désormais aider, raisonner et accompagner les migrants avant qu’ils ne commettent une erreur. Leur expliquer ce qu’il faut faire et ne pas faire. Il peut également garder un œil sur les siens, vérifier qu’ils ne cherchent pas à blesser ou tuer par colère, vengeance ou même par jeu.
Le Mur de l’eau, projet pharaonique de plus de 90 milliards de francs, est une triple muraille de métal de plus de 800 km de long, émaillée de tours de guet érigées à intervalles réguliers, la plupart occupées par des gardes armés chargés de maintenir l’ordre et de prévenir les mouvements transfrontaliers non autorisés.
Combien reste-t-il de kilomètres, au juste, pour que l’ouvrage soit finalisé ? Quarante, cinquante au plus ? Cette brèche, située quelque part dans le massif de la Vanoise, zone aride et inaccessible s’il en est, est si bien protégée naturellement que peu de migrants osent s’y aventurer. La plupart d’entre eux tentent leur chance au point de contrôle Charly. Les points de passage, destinés à contrôler et filtrer les flux de population, sont strictement réglementés. Seules les rares personnes munies de documents spécifiques et répondant à des critères stricts peuvent être autorisées à les franchir. Lorsque l’on ferme un robinet, et que l’eau cherche à passer, la pression augmente au point de tout détruire.
Les migrants veulent passer avant que l’Europe ne soit réellement, physiquement coupée en deux.
Un ronronnement de moteur attire l’attention de Frank, qui force sur ses yeux jusqu’à distinguer, haut dans le ciel, l’un des trois drones de surveillance qui quadrillent la zone. Au loin scintillent les phares de véhicules de patrouille longeant les clôtures, timides lueurs silencieuses qui montent et descendent sur l’horizon assombri. Les gardiens, répartis par petits groupes le long de la frontière, ont reçu l’ordre de se déployer. La journée a pourtant été éprouvante. Douze heures de lutte non-stop contre des inconnus. Des manifestations ont éclaté tôt dans la matinée. Armés de pelles et de marteaux, des migrants ont tenté de briser la première clôture, déterminés à atteindre le Nord coûte que coûte. Ils ont même arraché des barbelés et détruit certains dispositifs de surveillance.
Ils ont été appréhendés, leurs armes de fortune confisquées. Mais dans l’après-midi, des drapeaux français du sud ont été brûlés, et des embryons de tunnels ont dû être rebouchés. Heureusement, la deuxième clôture, dotée de systèmes de détection avancés – capteurs de mouvement et caméras de surveillance destinés à intercepter toute personne qui tenterait de franchir la première barrière –, n’a pas été touchée.
Les gardiens ont averti leurs supérieurs que la pression montait. Qu’ils ne seraient pas suffisamment nombreux, si un accident venait à arriver.
Mais comme toujours, l’administration a fait la sourde oreille.
Le manque de ressource, le manque de moyen se fait cruellement ressentir partout, et par les temps qui courent, rien de ce qui existe n’est garanti de continuer d’exister.
Depuis la naissance du Mur, des dizaines de milliers de migrants ont tenté de passer au Nord. Plusieurs centaines, si ce n’est plusieurs milliers d’entre eux y sont parvenus. Puis, le gouvernement français du sud a décidé de les contenir, et un système de quotas a été instauré. Au fil du temps, les dossiers à constituer pour passer au Nord sont devenus de plus en plus complexes, et les autorisations de moins en moins aisées à obtenir. Le robinet se refermait peu à peu. Un jour, une manifestation a dégénéré en affrontement contre les garde-frontières. Amnesty International, La Croix rouge et Médecins sans frontières ont accusé le gouvernement français du Sud d’avoir déporté des centaines de réfugiés dans le désert provençal, lieu hautement radioactif, sans eau ni nourriture. Les dirigeants ont démenti, les réparations ont été faites et les travaux du Mur ont repris. Comme les véhicules de patrouilles ne suffisaient pas, des drones ont été ajoutés au dispositif de surveillance, équipés de détecteurs et de caméras thermiques, le tout sous financement sud-européen.
Au cours des mois suivants, d’autres tentatives de passage en force ont été entreprises par des groupes plus ou moins nombreux et plus ou moins désespérés. Certains ont réussi, et ont été admis au Centre d’accueil temporaire pour immigrés de la base d’Irigny, au nord du Mur. Peu à peu, leur nombre s’est drastiquement réduit.
Un cri strident déchire la nuit.
— Donnez-nous à boire ! À manger ! À boire ! À manger !
L’injonction est reprise par d’autres hommes, puis par toute une foule.
La faim et la soif.
L’eau n’est pas la seule denrée dont la rareté et le prix se sont dangereusement accrus. Plus de 70% de la production alimentaire mondiale est affectée par les canicules, la sécheresse et les tempêtes à répétition. Cela a commencé par une baisse de la production de blé et de maïs, une croissance accélérée des pommes de terre, des vendanges de plus en plus précoces… Puis, les effets se sont aggravés. Les cultures telles que le riz, le cacao et les tomates sont désormais les plus touchées. En plus d’endommager les cultures, le « stress thermique » a drastiquement réduit les rendements agricoles. L’Inde, géant agricole mondial, mais aussi la Chine, le Brésil, les États-Unis, l’Afrique, le Cambodge, la Thaïlande, le Vietnam, sans oublier l’Europe du Sud ont été les plus impactés. À certains endroits, il a fallu adapter l’agriculture à des climats arides avec de nouvelles plantes, comme les palmiers à huile, tandis qu’à d’autres, il a fallu faire face à des climats subtropicaux chauds et humides. Lorsque les gouvernements n’ont pas les moyens de s’équiper de robots agricoles, de drones ou d’IA, ce sont les hommes qui en paient le prix. Les agriculteurs, exposés aux nausées, à la fatigue et aux malaises croissants doivent revêtir des équipements de protection individuelle, travailler de préférence de nuit et éviter les trop fortes chaleurs.
La transition ne s’est pas faite sans douleur, et personne ne sait si elle cessera un jour. Les prix déjà élevés se sont encore plus envolés, affectant les économies et poussant des millions de personnes vers la famine. Les équilibres ont été bouleversés, déclenchant des crises sociopolitiques majeures, des mouvements migratoires violents, des conflits sans précédent.
Le garde-frontière reprend sa ronde, frissonnant. Il imagine les images infrarouges des caméras. Des cohortes de réfugiés n’ayant pu obtenir l’autorisation de passer au Nord descendent des collines environnantes, traversent en silence la plaine stérile et vide, les routes abandonnées les conduisant au Mur. Certains marchent. D’autres se traînent, à bout de forces. Frank peut les entendre, les sentir. Ces vagues humaines vont-elles s’abattre contre le Mur ? Il entend la radio grésiller et accélère le pas. Si les choses tournent mal, les robots militaires pourraient être appelés en renfort. Ils pourraient recevoir l’ordre de basculer du mode 1, dit « mode défensif », vers le mode 2, le « mode offensif », uniquement activé en cas d’extrême nécessité.
Que pourraient des enfants, des femmes et des hommes aussi faibles face à une telle puissance létale ?
Bonsoir.
Intéressant mais je trouve certains éléments peu crédible. J’avoue que la possibilité dans 27 ans d’une France coupée en deux, me semble peu crédible dans le cadre dans lequel on évolue sinon à avoir fait exploser la République actuelle, non ?
Concernant les robots militaires que visiblement vous envisageriez en offensif, est-ce qu’il faut le comprendre comme »automnes » ? Si oui, je trouve que c’est inapproprié dans le sens où pour l’instant il n’est pas envisagé de sortir l’Homme de la boucle – y compris dans le contexte qu vous décrivez car Frontex existe encore et que je ne les vois pas utiliser ce type de système parce qu’il y a de fortes chances que le cadre d’usage européen de l’IA soit encore existant. Sans compter la CEDH… Bonne journée et prenez soin de vous.
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Bonjour Linda, et merci pour ce message. Je comprends vos arguments. Effectivement, même si j’essaie de coller le plus possible à la réalité, personne ne sait exactement de quoi sera fait 2050. Il y a certains choix narratifs, comme le Mur de l’Eau, qui sont avant tout des symboles. Quant aux robots militaires, qui ne sont pas du tout centraux dans ce roman, il n’y a pour le moment aucune garantie qu’ils ne soient pas activés sans intervention humaine, équipés d’IA capables de faire des choix. Tout est dans l’ordre des possibles. Au plaisir de vous lire,
Eric
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